Il arrive, malheureusement plus fréquemment que l’on pourrait l’espérer, que des voies publiques (routes / rues), des canalisations d’eau (alimentations / évacuations) ou des lignes électriques soient implantées pour partie, ou totalement, sur des propriétés privées, et ce, sans la moindre autorisation.
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En principe, l’implantation d’un ouvrage public sur une propriété (par exemple une voie, une canalisation ou une ligne électrique) doit être précédée d’un acte permettant la construction de cet ouvrage public.
Cela peut être une servitude signée avec le propriétaire, une vente du terrain, son expropriation, etc.
Cependant, cela n’est pas toujours le cas. Et la situation se présente plus souvent qu’on le croit.
La question de la qualification de ce type d’atteinte au droit de propriété a déjà fait l’objet d’un article dans ces lignes (Les empiètements de la voirie routière sur les propriétés privées : voie de fait ou emprise irrégulière ?).
Toutefois, si cette question de qualification – et donc de compétence juridictionnelle – est importante, elle ne règle pas la question principale : qu’est-il possible de faire dans ce type d’hypothèse ?
L’objet de cet article est donc de tenter de répondre à cette question en abordant les questions suivantes :
- Qui saisir et comment cette « emprise irrégulière » est reconnue ?
- Le déplacement de l’ouvrage peut-il être demandé ?
- L’indemnisation du préjudice subi peut-elle être demandée ?
Il convient donc d’aborder successivement ces différents points.
I. La qualification d’« emprise irrégulière » et sa reconnaissance
Avant d’examiner les moyens d’action dont dispose le propriétaire, il faut rappeler ce qu’est une « emprise irrégulière » et la juridiction qu’il faut saisir.
A. Qu’est-ce qu’une emprise irrégulière ?
Une emprise irrégulière est, en matière immobilière, un empiètement sur la propriété privée pour y installer un ouvrage public, et ce, sans aucun titre.
Autrement dit, il s’agit de la construction d’un ouvrage – généralement une voie (route ou rue), une canalisation ou une ligne électrique – sur un terrain privé sans autorisation formelle de ce dernier.
L’essence est donc l’absence de titre (contrat, vente, décision d’expropriation, etc.) de la personne publique sur le terrain.
A cet égard, il convient de rappeler que l’inaction prolongée des propriétaires n’a pas d’incidence sur la qualification d’emprise irrégulière (CE. SSR. 23 juillet 2010, n° 332761, mentionnée aux tables).
Le fait de ne pas s’opposer à la construction et de ne pas agir pendant des années ne change rien, pour le juge administratif, au caractère irrégulier de l’emprise : l’administration aurait dû avoir un titre mais n’en a pas.
L’analyse du juge administratif est donc purement objective. Sa seule question est : l’administration peut-être se prévaloir d’un titre juridique ?
Si elle n’en a pas, l’emprise est irrégulière.
B. Qui saisir ?
Sauf situation très particulière (celle dans laquelle l’empiètement porte sur la totalité de la propriété), l’emprise constituée sur un terrain privé par une voie (route ou rue), une canalisation ou une ligne électrique est désormais qualifiée d’« emprise irrégulière » et non plus de « voie de fait » (TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, n° 3911, publié au Recueil).
En effet, l’emprise irrégulière concerne une hypothèse dans laquelle l’action est « susceptible » de se rattacher aux pouvoirs de l’administration, tandis que la voie de fait concerne les hypothèses dans lesquelles l’action de l’administration est « insusceptible » de se rattacher aux pouvoirs de l’administration qui perd, de ce fait, son privilège de juridiction.
Or, il est désormais considéré que, sauf prise de possession de la totalité du terrain, il n’y a pas voie de fait (Les empiètements de la voirie routière sur les propriétés privées : voie de fait ou emprise irrégulière ?).
Cette distinction n’a pas beaucoup de sens pour le profane, mais elle signifie, pour le juriste, que la juridiction compétente n’est pas le tribunal judiciaire mais le tribunal administratif.
Ainsi, et désormais, c’est en principe la juridiction administrative qui est compétente.
II. Le déplacement de l’ouvrage peut-il être demandé ?
Un ouvrage public irrégulièrement implanté peut théoriquement être déplacé sur décision du juge administratif si sa présence ne peut pas être régularisée.
En effet, le Conseil d’Etat considère désormais que le juge administratif dispose de la possibilité d’ordonner le déplacement d’un ouvrage « mal planté » (CE. Sect. 29 janvier 2003, Syndicat départemental de l'électricité et du gaz des Alpes-Maritimes c. commune de Clans, n° 245239, publiée au Recueil).
Cette possibilité est réaffirmée régulièrement (ex : CE. CHR. 29 novembre 2019, n° 410689, publiée au Recueil ; CE. CHR. 27 septembre 2023, n° 466321, mentionnée aux tables).
La manière dont procède le juge est la suivante :
- Vérifier si une régularisation est possible,
- Si elle n’est pas possible, faire le bilan entre les inconvénients pour les différents intérêts en présence afin de déterminer si le déplacement emporte une atteinte excessive à l’intérêt général.
Mais, en pratique, le déplacement de l’ouvrage est assez exceptionnel.
En effet, le juge considère très souvent, et facilement, que l’atteinte serait excessive pour l’intérêt général.
En dehors d’une hypothèse dans laquelle le Conseil d’Etat a confirmé la démolition de locaux d’enseignement implantés irrégulièrement et ce malgré les inconvénients pour le service public de l’enseignement (CE. CHR. 29 novembre 2019, n° 410689, publiée au Recueil) il est en général très strict.
Ainsi, il a récemment cassé un arrêt qui prévoyait le déplacement d’une canalisation sur 9 mètres car il a considéré que la préservation de l’intérêt général n’était pas assurée (CE. CHS. 15 mai 2025, n° 493392).
Aussi, cette possibilité de déplacement existe mais reste assez exceptionnelle.
Il faut rappeler sur ce point que l’évolution est nécessairement lente puisqu’avant 2003 et la décision de principe précitée, le Conseil d’Etat refusait, par principe, tout déplacement d’un ouvrage public.
Cette méfiance du juge administratif à l’égard du déplacement demeure donc, même s’il est désormais possible.
III. L’indemnisation est-elle possible ?
Si le principe de l’indemnisation en cas d’emprise irrégulière ne fait pas de doute, la jurisprudence ne brille pas par sa clarté dans la mesure où elle considère que la dépossession n’est pas définitive, de sorte que l’indemnisation ne devrait pas être celle de la valeur du bien, tout en l’acceptant parfois.
A. L’emprise irrégulière est un préjudice « continu »
Un point qui a été tranché avec clarté par le Conseil d’Etat et qui est important pour l’indemnisation est que le préjudice lié à la présence d’un ouvrage (voie, canalisation, ligne électrique) sur un terrain privé est un préjudice « continue et évolutif » (CE. CHR. 6 octobre 2023, M. DKK c. Commune de Faa'a, n° 466523, mentionnée aux tables).
Autrement dit, il se rattache à chaque année au cours de laquelle l’emprise a lieu.
Ce point est important en matière de prescription puisqu’il signifie :
- Qu’il n’est pas nécessaire que l’action indemnitaire soit introduite dans les 4 années suivant le début de l’emprise.
- Qu’en revanche, il n’est possible de demander que l’indemnisation pour les 4 années précédentes si l’emprise est plus ancienne (sous réserve des interruptions et suspensions de prescriptions prévues par la loi du 31 décembre 1968).
Cette question est donc importante puisque cette interprétation diffère totalement de la méthode qui était retenue par les juridictions judiciaires lorsqu’elles avaient à connaître de ce type de litige (ex : Cass. 1ère civ. 28 janvier 2003, n° 01-02514, bulletin 2003 I n° 25 p. 19 ; Cass. 3ème civ. 7 novembre 2001, n° 98-20659, bulletin 2001 III n° 126 p. 97 ; Cass. 3ème civ. 7 juin 1990, n° 89-10431, bulletin 1990 III n° 138 p. 78).
B. Une méthode d’indemnisation peu claire
L’indemnisation du fait de la présence de la voie, de la canalisation ou de la ligne électrique est l’indemnisation d’une « perte de jouissance » (CE. CHR. 6 octobre 2023, M. DKK c. Commune de Faa'a, n° 466523, mentionnée aux tables).
L’on pourrait, de prime abord, penser que cette perte de jouissance, annuelle, doit donner lieu à une indemnisation sous forme de « loyer » comme une indemnité d’occupation. C’est ce que l’on retrouve dans certaines décisions (ex : CAA Paris, 4 mars 2024, n° 22PA01309).
Cependant, il arrive parfois que les juridictions indemnisent la valeur vénale et totale du bien (CE. SSR. 15 avril 2016, n° 384890 ; CAA Paris, 27 juin 2024, n° 23PA04283 rendu sur renvoi après cassation à la suite de la décision M. DKK c. Commune de Faa'a).
Ainsi, la méthode d’indemnisation n’est pas particulièrement claire.
En revanche, il reste certains que, sauf situations particulières, la présence irrégulière d’un ouvrage sur un terrain privé doit conduire à une indemnisation.
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En résumé, en cas de construction sur un terrain privé d’un ouvrage public comme, par exemple, une voie (rue, route) ou un réseau (canalisation, ligne électrique), sans autorisation :
- Le juge administratif est en principe compétent,
- Le déplacement de l’ouvrage peut être demandé mais est rarement obtenu,
- Une indemnisation est possible même si la méthode de calcul de l’indemnisation n’est pas claire.
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